Pierre FRESNAULT-DERUELLE, Jovan R. Zec ou L'orient de la peinture.


Soit cette toile de Jovan R. Zec intitulée Egypte:
Les Verts-Egypte

Il s’agit de l’emboÎtement de deux monochromes que double un cadre interne gris- vert. Celui-ci est à son tour bordé par une étroite bande dorée, elle-même entourée par un second cadre, noir celui-là. Ce tableau est un " temple " que le rectangle sombre, en son centre, nous fait assimiler à quelque mastaba (le titre de l'œuvre, évidemment, n’est pas pour rien dans cette " lecture "). Mais c’est là se saisir d’un prétexte littéraire discutable, même s'il est littéralement question d'une " entrée en matière". D'une façon générale, l'artiste voudra toujours que l’hiératisme de ses compositions (en l’occurrence, leur sacralité) soit tributaire de figures vraiment instaurées. Rigueur et lyrisme.

L’art abstrait, notamment géométrique, a ceci de particulier qu’il outrepasse les repères de la peinture en regard desquels le spectateur a eu longtemps coutume de trouver ses marques. Malevitch dit, à ce sujet, que la tâche de l'artiste n'est plus de rendre les choses, mais de débarrasser les tableaux de celles-ci! Impossible, de fait, de se situer, classiquement parlant, devant une toile d’Ivan Klioune, de Ben Nicholson ou d’Aurélie Nemours chez qui opère l'unique jeu tensif des formes-couleurs. S’il fallait trouver une sensibilité artistique à laquelle rattacher l'œuvre de Jovan R. Zec, on mentionnerait volontiers les courants suprématiste et néo plasticiste. Ces deux courants idéalistes développent, comme on sait, une mystique de la géométrie proche des recherches rythmiques de l’artiste qu'on désire aujourd'hui célébrer. Même si les apparences sont trompeuses, nous sommes aux antipodes de la lignée constructiviste (souvent matérialiste) qui, avec Rodchenko et (parfois) El Lissitzky, veut que le tableau, considéré comme travail d'ingénierie, soit peint à plat. Refusant cette posture, Zec, qui s'en tient au chevalet, considère ses tableaux non pas comme des œuvres faites pour être redressées une fois achevées, mais des fenêtres d'opportunité que la station debout, seule, permet d'interroger ou d'activer. Précisons que par " fenêtres d'opportunité ", on entend, non pas, ces lieux "décalés", saisis par raccroc, tels qu’en peinture figurative, ils apparaissent chez Edgar Degas ou chez l'américain Edward Hopper, mais des espaces de facilitation où le subjectile permet à l'artiste de se faire " prospectiviste "(1). On songe aux utopies abstraites de Lioubov Popova, de Félix del Mare ou de Jean Gorin qui ne " tiennent" que grâce à la rigoureuse économie de leurs compositions. Comme nombre de ses frères et sœurs en modernité, Zec désire que ses propositions visuelles ne " trouent " pas le mur où elles sont accrochées, mais que, s'enlevant de ce dernier sans le nier, elles soient également capables de trouver leur place dans la géographie mentale du spectateur.

 Soit par exemple, cette toile de Zec intitulée 7X7:
7 x 7

Ce quadrilatère peuplé de fenêtres nous vient de Byzance du temps de sa splendeur, lorsque l'Empereur, se souvenant de Rome, répandait sur la terre les signes de sa puissance. Face à ce grand carré précieux, dont on pourrait dire qu’il évoque aussi bien le plan d'un camp de légionnaires que le motif d’ornementation de quelque habit sacerdotal, le regardeur se fait contemplateur. Le strict compartimentage de cette acrylique, qui érige la répétition au rang du principe de constance (à l'exception, on le verra, d'un détail), induit éga-lement l'idée que la variation a été bannie au profit de cet ordre dont Le Corbusier disait que sa perception confinait à la plus haute délectation de l'esprit humain. Linéairement, ces minces croix rouges, qui se détachent sur ces cadrans noirs uniformément sertis d'or, ont quelque chose de la monotonie des litanies, égrenées encore et encore. Tabulairement, l'ensemble forme bloc, comme forment bloc les temples chargés, en nous édifiant, de manifester la densité des dogmes (voyez les cathédrales ou les pyramides). Nous signalions plus haut la discrète présence d'un élément insolite dans cette composition : le petit carré bleu, en bas à droite, de la toile. Pareille à l'unique pièce allumée d'un immeuble où l'obscurité se serait étendue, le petit carré bleu introduit une contre-pointe d'humour dans cet ensemble grave. Comme s'il s'était agi, malicieusement, de faire sa part à l'exception: en l'occurrence, de lever l'hypothèque de l'esprit de système.

Cette dernière remarque s'applique, en vérité, à toute l'œuvre de notre artiste chez qui la densité des plages régulées dit à la fois le besoin de se différencier de la stylistique chrétienne orientale et le désir d'en célébrer, malgré tout, la vertu. ll ressort qu'héritier de l'art de l’Eglise byzantine, Zec peint d'abord pour traduire dans son idiome propre certains des principes esthétiques du langage millénaire qu'il admire. Sans doute est-ce la raison pour laquelle le motif premier de la croix se manifeste aussi sous des formes dérivées: la croisée, le croisement, les superpositions et les adjonctions orthogonales. De tout cela, Zec tire patiemment la structure tramée de ses contre-mondes. Non sans paradoxe, notre iconodule se sera fait peintre abstrait pour transmettre, au-delà du message religieux stricto sensu, l'irréductible apport plasticien qui s’y trouve. Faut-il rappeler par parenthèse qu’avant d’être chrétienne, la croix a pour vocation de dire l’ensemble des figures " agonistes " et antagonistes (haut/bas, masculin/féminin, fixité/mouvement -dextrogyre ou sinistrogyre) qui orientent et structurent l’existence? Le mot " abstraction ", concernant Jovan R. Zec, n’est donc pas qu’une qualification artistique de sa pratique, mais aussi un terme symbolique qui désigne cette opération de l’esprit consistant, chez lui, à isoler un item ou une notion particulière pour l’élever à la valeur d'une idée globale. Pour faire bonne mesure, ajoutons que les tableaux de notre artiste ont parfois l’allure d'habitacles (cf. infra), ce qui entraÎne la question suivante: quelle articulation établir entre telle ou telle toile et la salle où l'œuvre doit pouvoir être accrochée ? La géométrie des tableaux de Zec ne commande-t-elle pas qu'à l’instar de celle de nombreux créateurs modernes et contemporains, il soit tenu compte de la topographie du lieu d'exposition ?

Outre labstraction, la couleur et ses valeurs (que nous traiterons plus loin), la symétrie est au cœur de la démarche de notre artiste que cette dernière soit exaltée ou bien, momentanément, mise en cause.

illustrations 3, 4 et 5

Le motif de la croix, qui se présente régulièrement chez Zec (ill. 3 et 4), doit beaucoup à Malévitch et ses élèves(3) qui, au début du XXe s., refondent autant la vertu plasticienne fondamentale de ladite croix que sa valeur sémiotique (ill. 5). Bien des drapeaux ne s'y sont pas trompés, qui ont allégorisé la croix (grecque ou romaine) dont on reconnaÎtra aisément qu’elle est la substructure de tout quadratum : voyez les couleurs de la Suisse, de la Grande-Bretagne, de la Grèce, pour ne rien dire des Pays Scandinaves(4). D’évidence, ce motif symétrique a quelque chose à voir avec la problématique de l’équilibre du monde qui " informe " partout l’œuvre de l’artiste. Néo-platonisme ? Sans doute. Quoi qu’il en soit, la croix -cette boussole métaphysique- fait le lien entre la terre et les cieux; avec sa barre horizontale, elle embrasse la totalité de l’his- toire des hommes, dont elle est lalpha et l’Oméga. Ortho-doxie, ortho-graphie.

La symétrie en regard de laquelle la pensée classique s’éprouve comme complétude peut, cependant, engendrer l'ennui. Voué à la reprise, l'artiste doit conjurer les dangers de la redite. Aussi, parce que la production sérielle, chez lui, est une nécessité, Zec cherche-t-il à traiter ses déclinaisons de manière à ce que celles-ci ne soient que l'affirmation plurielle de l'Un. Pour ce faire, notre peintre a recours à l'obliquité. dont on comprendra qu'elle est justement dérogation à la règle.


Soit cette toile intitulée Illusion visuelle: Illusion visuelle

Installé au centre de l'œuvre, mais placé de côté dans le quadrangle régulier constituant son enceinte de protection, le petit carré rouge est le repère à partir duquel le peintre s'est permis un certain gauchissement dans sa composition sans que cette dernière, toutefois, ait à en pâtir. C'est même tout le contraire qui se produit. Si modeste soit-il, ce petit carré rouge compense avec bonheur l’équilibre chancelant du tableau. Si donc l'artiste a introduit du " bruit " dans le code régissant le traditionnel couplage support/surface, il a, tout bien pesé, récupéré rythmiquement ce qu'il aurait pu perdre " ordinalement ". Au statisme des verticales. qui sont en principe dédiées au renforcement des effets d’enca- drement, sont opposées les obliques auxquelles sont conférés les effets dynamiques du cadrage. Mais pas trop. De sorte qu'avec ce système fait de déplacements, de rectifications puis de condensations, Zec a réussi à installer ce punctum qui fait mouche. J'ai beau tenir à distance la croix où il s'inscrit. c’est elle qui me " comprend". Retournement des points de vue : je suis la cible du tableau !

Tendance d'un carré rouge

Tel est encore le cas de cette acrylique Tendance d'un carré rouge où le motif du carré rouge prend sa place dans un dispositif qu'on pourrait dire être celui du " contrôle mathématisé " (ill. 7). On veut dire qu’ayant désolidarisé l'abscisse et l'ordonnée de ses lignes (obliques, mais orthonormées) de l'abscisse et de l'ordonnée du support, Zec a créé une situation aussi prégnante que minimaliste où le petit carré rouge vient bloquer la montée, le long de la pente jaune, de la puissante plage noire arrivée depuis l'extérieur du cadre inséré ici. Surprise : la composition, centrifuge, devient centripète ! Conséquemment, la dite plage noire a beau peser de tout son poids, rien n'y fait : ce hic écarlate fait de la résistance ! Bien qu'inclinée de quelques degrés, la croix n'a rien perdu de sa puissance rectifiante. C'est elle qui a le dernier mot.

La peinture - vieille antienne - est l'art de penser, de s'exprimer et de s’émouvoir à l'aide de formes, de lignes et de couleurs, Lorsqu'il est figuratif. le propos résulte d'un " arrangement " où l'iconographie, en principe, doit faire la balance avec le traitement des constituants plastiques sollicités ; dans le cas contraire - les compositions abstraites- le peintre ne peut compter que sur la cohérence visuelle de sa composition. Redoutable défi pour l'artiste qui doit ne pas confondre cohérence et cohésion, dont on sait qu'elle (la cohésion) est parfois la marque du formalisme ou de la décoration. Cherchantà définir la poésie, Paul Valéry disait qu'elle est " la continuation d'une hésitation entre le son et le sens ". Toutes choses égales (les motifs prenant la place du son), nous ne saurions mieux dire de l'abstraction géométrique dont le sémantisme (toujours problématique) dépend exclusivement de contraintes formelles longuement travaillées. Car il va de soi - on vient d'en avoir la preuve - que la cohérence des propositions peintes, si celles- ci récusent les significations (c'est le propre de la figuration), n'ont pas vocation à échapper au sens (et aux connotations). Prenant la suite d'un Serguei Senkine, d'un Vladislas Strzeminski ou d'un César Domela. Jovan R. Zec nous conforte dans l'idée que l'esthétique géométrique est, décidément, une des plus belles vues de l'esprit.

On l'a dit (mais il est temps d’y revenir), l'or est partout chez le peintre au plus profond de qui les saintes icônes ont laissé d'ineffaçables traces. On entend par là que, bien que tributaire des grandes aventures que furent le Suprématisme et le Plasticisme, Zec n'a pas fait table rase du passé. Loin des futurismes tapageurs et de leurs avatars. Zec a ceci de particulier qu'il réussit la synthèse du géométrisme (réputé froid et tranchant) et du lyrisme (chaud) : ll est, en vérité, le tenant d'un nouvel Orphisme qui ne dit pas son nom(5) chez qui " les voix de la lumière" sont la grande affaire. Ses tableaux n'évoquent-ils pas, bien souvent, la translucidité des vitraux a travers lesquels sourd (ou perce, c’est selon) l'éclairage d'un jour prodigieusement enrichi ? La technique du peintre est d'une efficacité inattendue, puisque procédant par recouvrements successifs, Zec semble libérer d’autant la luisance de quelque trésor. A plusieurs reprises, jovan aura même recours au monochrome dont l’opacité, proche des Ultimate Paintings d'Ad Reinhardt, nous rend " perspicaces "(6). Aussi, l'artiste use-t- il de sa pratique pour atteindre aux formes prototypales : proche de la radicalité du Carré blanc sur fond blanc de Malévitch, le pein- tre laisse " remonter" certaines de ses croix. (ill.s 8, 9, 10)

Mais, changeons de focale. lcone, en particulier, évoque le plan (vu d'avion) d’un champ balisé de fouilles où le zoning du terrain dévoilerait quelque saint des saints. A nouveau, se manifeste lidée du désenfouissement qui, s’il fallait encore en apporter la preuve, montre que le traitement des aplats peut atteindre à l'intimité du monde. N’a-t-on pas souvent comparé la toile du subjectile à un épiderme(7) ? En somme, l'archaique affleure chez Zec. Nouvel étonnement de notre part : c’est par ce truchement que Jovan est notre contemporain.

En quoi ce " moderne passéiste " est-il notre contemporain ? La réponse nous est fournie par le philosophe Giorgio Agambem(8) qui déclarait récemment; " Celui qui appartient véritablement à son temps, le vrai contemporain, est celui qui ne coÏncide pas parfaitement avec lui ni n'adhère à ses pré- tentions, et se définit, en ce sens comme inactuel, mais précisément pour cette raison, précisément par cet écart et cet anachronisme, il est plus apte que les autres à percevoir et à saisir son temps ". Parce qu'il est un artiste et, qui plus est, un artiste expatrié, Jovan R. Zec fait remonter de derrière le clinquant et le racoleur qui partout s'étalent cette discrète mais fondamentale lumière largement invue. Dans Eloge de l'ombre, Juchiniro Tanizaki évoque les abus de ce que les Occidentaux appelèrent " la fée électricité ". Zec, " peintre classique" laisse entendre, lui aussi, qu'il y a lumière et lumière, lux et lustrum : d'un côté, la phosphorescence, nécessairement fragile, des choses importantes ; de l'autre, la brillance factice des feux de la rampe qui ont tôt fait de nous aveugler. Sombre constat : la puissance daveuglement n'a jamais été aussi forte. Et Giorgio Agambem d'ajouter : " le contemporain est celui qui fixe son regard sur son temps pour en percevoir non les lumières, mais l'obscurité. Tous les temps sont obscurs pour ceux qui en éprouvent la contemporanéité " (9). Reste que Zec ne peint pas l'obscurité et ses puissances dissolvantes mais ce qui, contre ces dernières, fait de ses toiles les étapes d’un cheminement spirituel (10). Michel Seuphor disait que, chez Mondrian, les rythme horizontal et vertical des tableaux fondent dans linstant présent la projection finaliste du rêve d'avenir et la fixité abrupte de la saisie totale (11). Le propos de Zec est moins radical ; en revanche, il fait de nous des regardeurs tout autant alertés qu’édifiés.



(1) Le mot " prospectiviste " n’existe pas en français moderne. Il est forgé sur le mot " prospect " qui désigne, chez certains théoriciens de la peinture à l'âge classique, la manière de dépasser le seul " l'aspect " des choses. Le " prospect" est une façon d’activer la manière de voir.

(2) Le passage consacré a cette toile est largement emprunté au texte que nous avons publié sur le site du Musée Critique de la Sorbonne (http : //mucri.univ-paris1.fr).

(3) On songe ici à la croix suprêmatiste d’IIia Tchachnik, ici représentée;

(4) Se réglant sur le fait qu'un drapeau est en revanche volontiers plus large que haut, les emblèmes nationaux tels ceux du Royaume Uni ou des pays scandinaves " couchent " la croix sans amoindrir pourtant l’image chrétienne classique dont ils portent les couleurs. Le drapeau suisse représente, comme on sait, une croix grecque sur un fond rectangulaire.

(5) Avec le mot " Orphisme ", nous nous référons, certes, à ce courant proche des amis peintres d'Apollinaire, mais surtout à l'idée que l’ Orphisme cherchait passionnément la correspondance des harmonies chrom.atiques avec les hargnonies sonores : les " voix de la lumière "(Kupka, Delaunay, etc)'

(6) Le mot " perspicace " vient du verbe perspicere : voir à travers.

(7) Valéry (toujours lui) disait qu'il n'y avait rien de plus profond que la peau.

(8) Ciorgio Agambem, Qu'est-ce que le contemporain ?, Rivages Poche, 2008.

(9) lbid.

(10) Nous prenons le mot spirituel au sens large. On tient qu'avec les tableaux de Zec, croyants et non-croyants peuvent se retrouver : le silence des monastères accueille des athées notoires.

(11) Michel Seuphor, Mondrian, catalogue de l'exposition de l’Orangerie des Tuileries, 1969.
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